Accueil > Médias & Audiovisuel > AI Act : pourquoi la question des droits d’auteur a empoisonné les négociations AI Act : pourquoi la question des droits d’auteur a empoisonné les négociations C'est loin d'être le seul sujet à avoir fait débat, mais la prise en compte des problématiques de droit d'auteur par les fournisseurs de modèles d'intelligence artificielle générative a compliqué la fin des négociations sur l'AI Act, dont le compromis de texte a finalement été trouvé le 8 décembre. Les lobbys industriels estimaient que la question n'avait pas sa place dans ce règlement. Décryptage. Par Raphaële Karayan. Publié le 11 décembre 2023 à 16h54 - Mis à jour le 12 décembre 2023 à 17h37 Ressources Ce qu’il faut retenir de l’AI Act Nouvelles obligations pour les modèles de fondation (avec des exceptions pour les modèles open source), instituant des contraintes de transparence, de sécurité et de reporting renforcées pour les modèles à risque systémique (évalué selon leur puissance de calcul) Tous les fournisseurs de modèles de fondation devront publier un résumé détaillé de leurs données d’entraînement et respecter le droit d’auteur Les contenus produits par des IA génératives devront être identifiés comme tels Les usages de l’IA “à haut risque” devront respecter des règles strictes de sécurité, de transparence et de qualité des bases de données Les usages au risque le plus élevé sont interdits (social scoring, reconnaissance faciale en temps réel et à distance sauf exceptions pour les forces de l’ordre, catégorisation selon la race ou l’orientation sexuelle…) Sanctions pouvant atteindre jusqu’à 7 % du chiffre d’affaires mondial ou 35 millions d’euros d’amende en cas de violation, infligées par un nouveau bureau européen de l’IA, dépendant de la Commission Vendredi 8 décembre tard dans la nuit, les membres du trilogue se sont entendus sur le compromis de l’AI Act, le règlement européen relatif à l’intelligence artificielle, après près de 40 heures de négociation. Des points concernant le droit d’auteur ont été validés. C’est un sujet qui n’était pas au menu de l’AI Act et qui s’est progressivement imposé dans les débats. La question du droit d’auteur s’est invitée dans les négociations au mois de juin 2023, alors que le texte suivait son cours législatif depuis avril 2021, au moment où le Parlement a décidé d’introduire des dispositions visant les modèles de fondation des systèmes d’IA générative (ChatGPT a été lancé fin novembre 2022). A l’origine, l’AI Act se résumait, pour simplifier, à une approche par les risques des applications de l’intelligence artificielle, interdisant certains usages et instituant les exigences les plus lourdes (évaluation de la conformité et marquage CE) pour les IA dites “à haut risque” (secteurs sensibles comme la santé, l’éducation, le recrutement…). “L’AI Act n’avait pas vocation à aborder la problématique du droit d’auteur. Mais l’arrivée de ChatGPT a bouleversé cette approche par les risques. Le parlement a ajouté au texte un article 28 sur les fournisseurs de systèmes d’IA à finalité générale, qui vise plus spécifiquement les grands modèles d’IA générative, en ajoutant des obligations de transparence, des garanties contre la production de contenus en violation des droits d’auteur, et l’obligation de produire un résumé suffisamment détaillé des données d’entraînement”, explique à mind Media l’avocat Marc Schuler, en charge de la pratique IP/IT au cabinet Taylor Wessing, en France. [Info mind Media] L’ensemble de l’industrie des contenus et de la culture française s’allie pour peser dans le lobbying sur l’AI Act Ces ajouts de dernière minute – à l’échelle du temps législatif européen – ont crispé les négociations du trilogue (Conseil, Parlement et Commission) et fait faire volte-face à l’exécutif français, habituellement prompt à demander plus de régulation des grandes plateformes, qui s’est retranché sur une position défendant l’autorégulation pour les modèles de fondation, afin de protéger ses pépites telles que Mistral AI. Il a été rejoint par l’Allemagne (le pays d’Aleph Alpha) et l’Italie, au grand dam des ayants droit. Ces pays considèrent qu’il ne faut pas trop réglementer, au risque de freiner l’innovation européenne. Pour les acteurs européens, plus petits que leurs homologues américains, la question de la mise en conformité avec les multiples réglementations européennes est en effet un enjeu de compétitivité. Finalement, les start-up européennes gagnent du temps, puisque l’AI Act exclut de ses obligations les modèles de fondation en phase de R&D, avant leur commercialisation. La directive sur le droit d’auteur déjà obsolète Si personne ne conteste que la question de la protection des droits d’auteur à l’heure de l’IA générative est brûlante, la question était celle du bien-fondé de la faire figurer dans l’AI Act, un texte à vocation très industrielle. “L’idée n’est pas de négliger l’importance de protéger la création. Mais des mécanismes existent déjà pour cela, à travers la directive droit d’auteur”, nous indique Anissa Kemiche, déléguée aux affaires publiques européennes chez Numeum, le syndicat de l’écosystème numérique français, pour lequel le débat sur le droit d’auteur “n’avait pas sa place dans l’AI Act“. Manque de chance pour les ayants droit, cette directive, adoptée en 2019 et transposée en droit français en 2021, ne traite pas non plus spécifiquement de l’IA générative, et sa révision n’est pas à l’ordre du jour. “Aujourd’hui, le principe est qu’il faut demander l’autorisation pour utiliser un contenu protégé par le droit d’auteur, ou verser une rémunération pour cela. Il existe une exception, concernant le ‘text and data mining’, pour lequel il n’y a besoin de ni l’un ni l’autre. A l’époque, le législateur avait en tête le Big data, pas l’IA générative”, décrypte Noémie Enser, avocate spécialiste des questions de propriété intellectuelle au sein du cabinet Vercken & Gaullier. IA générative : quels éditeurs français bloquent les robots d’OpenAI et Google, lesquels ont adopté le protocole TDMRep ? “Cette exception n’est pas du tout adaptée à l’IA générative selon les ayants droit, car elle réside dans la possibilité de faire un opt-out, poursuit-elle. Ils disent qu’en pratique cela ne fonctionne pas. Et même si on arrive à l’exercer, ce n’est pas forcément opportun de le faire car on peut supposer que les productions de l’IA générative vont inonder le marché, et si elles ne s’entraînent pas sur les contenus européens, la culture européenne risque de disparaître. On peut exercer cet opt-out dans l’espoir de négocier un partage de la valeur, mais il existe un risque que les IA se contentent de passer leur chemin, donc cet objectif n’est pas du tout rempli.” Cet opt-out est de plus en plus répandu parmi les médias d’information, via le protocole TDMrep ou les fichiers robots.txt. “L’exception pour la fouille de texte se rapporte plus à la recherche scientifique, ajoute Marc Schuler. Un alinéa nous dit que, hors fins de recherche, des copies peuvent être réalisées sauf si l’auteur s’y est opposé. On n’en avait pas mesuré la portée. Cela a ouvert une brèche importante pour tous les organismes à l’initiative de l’IA générative pour procéder à des fouilles de texte. C’est là que l’article 28 présente un intérêt : les titulaires de droit vont pouvoir voir si le système a utilisé leurs données.” Encore faut-il savoir à partir de quand. L’opt-out pourra-t-il être rétroactif par rapport à l’entrée en vigueur de l’AI Act ? Une question d’opportunité de calendrier “Le corpus actuel est-il adapté ou non ? C’est à voir. Nous n’avons pas de religion sur le fond du débat, nous déclare Clément Emine, délégué aux affaires publiques de Numeum. Mais par principe et par méthode, nous pensions qu’il était nécessaire de faire un travail de fond, surtout pour un sujet qui est assez structurant. Il faut le faire avec le monde de la création. Cela n’a pas de sens d’opposer les mondes de la technologie et de la culture, qui sont interdépendants, notamment sur ce sujet du droit d’auteur qui est devenu en quelques semaines seulement une vraie problématique de régulation. Il existe un espace pour le dialogue, mais il ne pouvait pas se faire en un mois.” Numeum va donc recueillir les retours des directions juridiques de ses membres pour alimenter sa réflexion, et propose d’utiliser les enceintes de débat déjà en place pour avancer, en dehors de l’AI Act : comité stratégique de l’IA chapeauté par Matignon, groupe de travail au ministère de la Culture, mission parlementaire, etc. [Info mind Media] États Généraux de l’information : les positions et premières propositions des organisations professionnelles des médias et des syndicats de journalistes “Il est possible qu’il ait été plus approprié d’avoir ce débat dans un cadre plus serein, car cela ouvre un nouveau débat qui n’était pas celui de départ. On n’est pas non plus dans une situation où les ayants droit sont nécessairement spoliés et en dehors de toute protection. Des protections existent dans le Code de la propriété intellectuelle”, estime Marc Schuler (Taylor Wessing). L’AI Act n’était peut-être pas le véhicule le plus adapté pour leurs revendications, mais c’était celui qui était disponible à l’instant T. “C’était une question d’opportunité par rapport au calendrier législatif de l’UE”, souligne Noémie Enser. Le sujet de la rétribution n’est pas réglé Si les ayants droit remportent une manche avec le compromis final qui oblige les IA génératives à publier un résumé détaillé de leurs données d’entraînement, Noémie Enser (Vercken & Gaullier) reste réservée sur l’apport que cela représente. “Est-ce qu’il s’agira d’une liste détaillée de tous les contenus ? Quel sera le degré de précision ?” Pour l’avocate, “il n’est pas dit que que l’on ait vraiment fait un pas vers une prise en compte des intérêts des ayants droit”, qui ne doivent pas crier victoire trop vite. C’est d’ailleurs le sens de la réaction de l’ENMA et de l’EMMA, les associations des éditeurs européens de journaux et de magazines, qui questionnent les nouvelles obligations de transparence. Les secteurs de la musique et du cinéma se montrent plus satisfaits, la SACD estimant que le compromis “apporte des garanties positives”. Du côté des sociétés technologiques, les lobbies ne sont pas tendres avec l’issue des discussions et attendent la rédaction technique pour savoir à quelle sauce ils seront mangés. “Si le résumé détaillé des données d’entraînement doit être rendu public, cela posera un vrai problème de secret des affaires et de propriété intellectuelle, commente Anissa Kemiche (Numeum). Il s’agit d’un point d’attention pour la suite.” Au-delà de ce point technique, les titulaires de droits ne connaissent que trop bien les difficultés pour obtenir une rémunération de la part des grandes plateformes quand il s’agit de partager la valeur issue de leurs contenus. L’AI Act ne règle pas la question de leur rétribution. “Le texte vise la transparence mais pas l’organisation d’une chaîne de valeur qui permette un ruissellement à tous les étages”, commente Marc Schuler. C’est pourquoi un effort intense de lobbying est attendu à l’occasion de la nouvelle mandature européenne, en 2024, pour un nouveau projet de directive copyright. A partir de l’obligation de transparence imposée par l’AI Act, une piste pour la suite pourrait être celle de la licence légale, selon Noémie Enser. Il faudrait alors repenser l’ensemble du système et en revenir à un système de droits exclusifs qui supprimerait l’existence des exceptions et de l’opt-out. Les fournisseurs d’IA génératives seraient autorisés à scrapper les contenus sans demander l’autorisation, et devraient pour cela verser une rémunération instaurée par la loi. L’accord politique obtenu le 8 décembre ne marque pas la fin du processus de l’AI Act, qu’il va désormais falloir traduire juridiquement et techniquement en un texte de loi. Un vote final doit avoir lieu au Parlement et au Conseil au premier trimestre 2024, pour une entrée en vigueur du texte en 2026, a indiqué Thierry Breton à La Tribune. Raphaële Karayan Droits voisinsEuropeGAFAMIA générativeIntelligence artificielleJuridique Besoin d’informations complémentaires ? Contactez le service d’études à la demande de mind À lire AI Act : organisations d'auteurs et entreprises tech s'affrontent sur la régulation des modèles d'IA générative Analyses Confidentiels [Info mind Media] L’ensemble de l'industrie des contenus et de la culture française s'allie pour peser dans le lobbying sur l'AI Act [Etude mind Media] IA générative : 10,4 % des principaux sites médias ont intégré le TDMRep Analyses Confidentiels [Info mind Media] IA générative : Alliance Digitale installe son groupe de travail IA générative : l’industrie de la culture et des médias britannique appelle à protéger le droit d’auteur Analyses Confidentiels Dossiers [Info mind Media] États Généraux de l’information : les positions et premières propositions des organisations professionnelles des médias et des syndicats de journalistes [Info mind Media] IA générative : une douzaine de médias membres de l’APIG sont partenaires du projet Spinoza de RSF Une première piste pour déterminer si un texte a été utilisé pour l'entraînement d’une IA générative ? essentiels Nos synthèses et chiffres sur les principales thématiques du marché Les mutations du search à l'ère de l'IA générative L'application inaboutie de la loi sur les droits voisins Google vs DOJ : tout ce qu'il faut savoir sur le procès qui pourrait redéfinir l'adtech L’essentiel sur les identifiants publicitaires La transformation du marché publicitaire en 2024 2023 : le marché publicitaire doit se préparer à la fin du tracking utilisateur Comment l’intelligence artificielle générative bouleverse les médias Les enjeux réglementaires des médias en 2023 analyses Les articles d'approfondissement réalisés par la rédaction Synthèse de l'étude mind Media-366 sur l’IA générative appliquée à la recherche, aux médias et à la publicité INFO MIND MEDIA - Yahoo lance un plan social en France pour se séparer de son équipe éditoriale Baromètre RECMA - mind Media : le bilan des gains de budgets en France depuis début 2025 Heikel Manai (France Télévisions) : “En matière d’IT, un dogmatisme 100% européen serait contre-productif” INFO MIND MEDIA - L’Équipe gagne son match judiciaire contre Fedcom Media CGV 2026 des régies TV : un pas supplémentaire vers la simplification du trading Mara Negri (EBX) : “Notre objectif est de proposer des inventaires BVOD et CTV dans l’ensemble des pays européens" INFO MIND MEDIA - L’alliance adtech des médias français Mediasquare peine elle aussi à faire condamner Google en justice IA générative : panorama des solutions techniques de protection et de monétisation des contenus Fermeture de Xandr DSP : qui va gagner la bataille des budgets ? data Les baromètres, panoramas et chiffres sur l'évolution du marché Le classement des éditeurs français qui ont le plus d'abonnés purs numériques Les données récoltées par les acteurs de la publicité en ligne La liste des sociétés présentes dans les fichiers ads.txt des éditeurs français Les gains de budget des agences médias Opt-out : quels éditeurs français interdisent les robots crawlers de l'IA générative ? 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